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Article Le Monde - L’EPR, chronique d’un chantier qui s’enlise

mercredi 31 août 2011

Le temps est à l’orage au-dessus de l’EPR de Flamanville (Manche). Une fois de plus, le chantier du réacteur nucléaire de troisième génération a été épinglé pour des défaillances. Cette fois, ce sont des malfaçons dans le gros œuvre qui ont fait l’objet d’une lettre au vitriol adressée par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) à l’opérateur EDF, le 18 juillet, parmi d’autres courriers de réprimande révélés par Le Canard Enchaîné mercredi 31 août.

La semaine dernière, treize autres faiblesses avaient déjà été constatées par le gendarme du nucléaire, tandis que samedi, on apprenait que le site n’était pas totalement aux normes sismiques. Et l’on ne compte plus les lettres, rapports ou documents internes égrénant les lacunes de la future centrale, tant vantée par le gouvernement, et présentée comme "la plus sûre au monde" par le fabricant Areva. En Finlande et en Chine aussi, où sont construits trois autres réacteurs du même type, les chantiers accumulent d’importants retards et sont la cible de nombreuses critiques. L’EPR, d’un fleuron du nucléaire français, est ainsi en passe de devenir l’une des technologies les plus décriées.

Sur le papier, le réacteur pressurisé européen (European pressurized reactor), conçu par Areva et l’allemand Siemens dans les années 1990, est censé représenter, en termes de sûreté, un modèle dans le monde. Le réacteur, d’une puissance de 1 650 mégawatts, aurait été conçu pour résister à la chute d’un avion gros porteur, et ses multiples systèmes de sécurité doivent le mettre à l’abri d’un accident détruisant le cœur du réacteur. Les piscines de refroidissement des combustibles usés seront même protégées par une enceinte de confinement. Au final, le risque de prolifération des matières radioactives serait quasiment nul.

MALFAÇONS DANS LA CONSTRUCTION

En réalité, depuis le début de la mise en chantier, en décembre 2007, du réacteur de Flamanville, les ingénieurs de l’ASN, qui contrôlent le site deux fois par mois, ont relevé plusieurs centaines de failles, consignées dans des compte-rendus d’inspection.

Ce sont tout d’abord des faiblesses de construction. Alors que le chantier progressait dans sa phase de génie civil, l’ASN a régulièrement mis en cause, ces derniers mois, des problèmes dans les opérations de bétonnage, féraillage et soudage. Dans des lettres adressées à EDF entre octobre 2010 et août 2011, et rélévées par Le Canard Enchaîné mercredi, le gendarme égrène ainsi d’importantes malfaçons pouvant "porter préjudice à la qualité finale des structures" : "des piliers de béton percés comme du gruyère ou grêlés de nombreux ’nids de cailloux’", des "erreurs de ferraillage" ou encore "l’absence de nettoyage des fonds de coffrage, encombrés d’un mas de ligatures et autres objets non identifiés".

"Ce qui pose problème, c’est que ces défaillances sont récurrentes et portent sur nombre de structures du site et en particulier des éléments centraux de la sûreté de la future centrale", déplore Sophia Majnoni, chargée de campagne nucléaire chez Greenpeace France. Des trous ou des fissures ont ainsi été observés sur la cuve des réacteurs, le dôme qui protège le réacteur, ou encore le radier, c’est-à-dire la dalle de béton de sécurité située sous le réacteur. Des défaillances qui avaient poussé l’ASN à suspendre les travaux de bétonnage pendant trois mois, en mai 2008, une première dans l’histoire des centrales nucléaires françaises.

CONCEPTION DÉFAILLANTE

Bien plus embêtant, les insuffisances affectent aussi l’EPR jusque dans sa conception. Ainsi, les autorités de sûreté française, britannique et finlandaise demandaient-elles, en novembre 2009, d’"améliorer la conception initiale de l’EPR". Motif : une défaillance du système de contrôle-commande, cerveau du réacteur. Depuis, l’ASN n’a pas obtenu de réponse totalement satisfaisante de la part d’EDF et Areva.

L’EPR est, par ailleurs, régulièrement pointé du doigt pour son exposition aux risques. En 2003, le réseau Sortir du nucléaire a ainsi rendu public un document confidentiel défense, interne à EDF, qui montrait que le réacteur ne résisterait pas à la chute d’un avion de ligne. "Le risque terroriste n’a donc pas été pris en compte dans la conception, de même que le risque de séismes élévés, contre lesquels la sûreté des bâtiments est insuffisante, et le risque de sécheresse, les futurs réacteurs devant consommer 67 mètres cubes par seconde, soit bien davantage que les centrales actuelles qui puisent entre 3 et 10 mètres cubes par seconde", déplore Marc Saint-Aroman, chargé de mission pour l’ONG.

Du côté des autres centrales en construction dans le monde, on fait le même constat de multiples défaillances. "En Finlande, le chantier d’Olkiluoto, débuté en 2005 donc plus avancé qu’en France, a révélé des écarts dans les activités de montage du matériel électrique et mécanique", livre Thomas Houdré, directeur des centrales nucléaires au sein de l’ASN. En Chine, à Taishan, les travaux des deux réacteurs nucléaires, débutés en 2009, rencontrent aussi des problèmes de construction, selon Greenpeace.

SÛRETÉ BRADÉE

"Qu’il y ait des écarts sur des chantiers de cette ampleur est inévitable, tente de relativiser Thomas Houdré. Ce qui est importe, c’est que tout soit mis en conformité par les opérateurs avant la fin du chantier."

Mais pour les associations, ces futurs réacteurs font craindre une sûreté bradée, malgré les nombreux contrôles, dans la mesure où les opérateurs subissent d’énormes pressions économiques et politiques pour achever les chantiers au plus vite. "EDF a dû arbitrer entre la sûreté et les coûts. Pour réagir aux pénalités, il accélère les cadences, ce qui multiplie les problèmes", s’inquiète Charlotte Mijeon, porte-parole du réseau Sortir du nucléaire.

Les problèmes à répétition ont en effet considérablement ralenti l’avancement des travaux. La mise en service de Flamanville 3, initialement prévue l’an prochain, a ainsi été reportée à 2016, tandis que la facture du chantier a été revue à la hausse, à 6 milliards d’euros, soit près du double des estimations initiales. De la même façon, en Finlande, Olkiluoto 3 ne démarrera pas avant 2013, soit avec quatre ans de retard et un budget aussi multiplié par deux.

PERTE DE SAVOIR-FAIRE

Fallait-il, alors, se lancer dans de tels chantiers, les plus gros jamais construits dans le monde ? A l’origine, l’EPR de Flamanville a été retenu en France pour renouveler des compétences qui disparaissent peu à peu, alors que les ingénieurs du programme électronucléaire français, qui ont construit les 58 réacteurs de l’Hexagone entre 1970 et 1990, partent à la retraite.

Mais EDF a sous-estimé la lourdeur et la complexité du projet. Et l’ingénierie nucléaire française a perdu de son savoir-faire et de sa performance, dans la mesure où vingt ans séparent la dernière centrale construite, à Civaux, dans la Vienne, de Flamanville. Enfin, coordonner des milliers d’ouvriers et d’ingénieurs de toutes les nationalités employés par plusieurs niveaux de sous-traitants complique encore la tâche. A tel point que la mise en chantier du cinquième EPR, prévue l’an prochain à Penly (Seine-Maritime), a été gelée.

"Le programme EPR est un désastre industriel et financier, en plus d’être dangereux. L’ASN devrait décider d’arrêter le chantier", estime Sophia Majnoni. A la fin du mois de mars, après l’accident dans la centrale japonaise de Fukushima, le gendarme du nucléaire avait bien évoqué un moratoire sur le chantier de Flamanville. Mais l’idée a finalement été écartée, en raison des pressions politiques et économiques.

Audrey Garric