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Article Le Monde sur Fukushima - Le bon sens des sinistrés
mercredi 27 avril 2011
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2011/04/22/le-bon-sens-des-sinistres_1511552_3216.html
Avec sa lanterne rouge indiquant les bistrots peu chers, c’est un petit boui-boui populaire dans une venelle du centre de Sendai, "capitale" du Tohoku (nord-est du Honshu) avec 1 million d’habitants, touchée de plein fouet par le tsunami. Attablés à l’étroit comptoir de bois, deux hommes d’une soixantaine d’années dînent de petits plats confectionnés par le patron. La conversation, ponctuée de lampées de saké, porte sur le sujet du jour : le désastre qui frappe la région. L’un des deux convives a perdu son père dans la catastrophe. Il est allé la veille reconnaître le corps. Pas plus que son compagnon, il n’a confiance dans le gouvernement pour savoir ce qui se passe à la centrale nucléaire de Fukushima, à 80 kilomètres au sud. La question, pour eux, c’est : comment survivre par leurs propres moyens ? Comment évacuer, si nécessaire ? Qui va gagner dans l’affaire ? "Les promoteurs, qui vont bétonner pendant des années. Les politiciens, qui vont parader et faire des promesses." Le Japon est "le pays des désastres naturels...", dit l’un. "Oui, mais ce sont les "petits" qui paient toujours le plus gros de la facture...", répond l’autre.
Conversation de bistrot, certes, mais qui n’en reflète pas moins des sentiments partagés par nombre de petites gens. Tous les hommes politiques ne sont pas à mettre dans le même sac : le maire de Rikuzentakata, Futoshi Toba, qui n’a pas quitté son poste à la tête d’une municipalité ravagée alors que sa femme était portée disparue (son corps a été retrouvé seulement il y a quelques jours), impose le respect. D’autant qu’aujourd’hui, c’est un homme déchiré qui, élu après avoir passé des années comme fonctionnaire à la mairie, se demande s’il n’aurait pas pu prévoir ou du moins limiter les effets du tsunami.
En parcourant les régions sinistrées, on ne recueille guère l’impression que les victimes attendent beaucoup de leurs élus ou du gouvernement. "C’est à nous de nous en sortir", dit une jeune femme, célibataire, responsable du centre d’accueil des sinistrés de Otsuchi, une ville rayée de la carte. "Votre député ?" D’un geste de la main, elle balaye la question.
Dans les régions rurales, comme le Tohoku, les électeurs, agriculteurs et pêcheurs, ont les pieds sur terre. Ils votent pour ceux qui leur apportent subventions et aménagements de leur région. Les grands projets de société ne les intéressent guère, et ils manifestent une méfiance instinctive à l’égard du politicien. Mais aujourd’hui, ils se sentent aussi trahis. La hauteur de la vague était "inimaginable", affirment en leitmotiv les politiques et les dirigeants de Tokyo Electric Power Co. (Tepco), propriétaire et gestionnaire de la centrale de Fukushima. Ce n’est pas l’avis des sismologues - guère écoutés avant la catastrophe -, qui fondaient leur opinion sur les tsunamis qui se sont produits dans la région au cours des quatre siècles précédents.
Sur place, les promesses du gouvernement de faire du Tohoku l’emblème d’un nouveau Japon suscitent plus de scepticisme que d’enthousiasme : "Vers une reconstruction lointaine", titrait Iwate Nippo (quotidien du département d’Iwate) le 11 avril, jour de l’annonce par le gouvernement du projet de reconstruction.
Au Japon, on ne se révolte pas contre le destin, et il y a, dans le sentiment de l’impermanence de toute chose qui sourd du bouddhisme, une facette obscure, la compassion, mais aussi une autre, positive, l’endurance. Par leur histoire et la dureté de leur vie, les gens du Tohoku incarnent cette farouche volonté de se dégager de l’ornière. Mais à l’endurance et à la compassion s’ajoute aujourd’hui une amertume, voire une sourde colère. "Nous avons été naïfs, crédules", dit un pêcheur de la presqu’île d’Oshika, dévastée. Un sentiment encore plus à vif chez des habitants de la région de la centrale de Fukushima.
Des fonctionnaires et des cadres de Tepco, portant beau et armés d’argumentaires policés, étaient venus voir ces gens simples pour les convaincre d’accepter l’implantation d’une centrale dans leur région. Ils leur avaient promis du travail, des compensations, un environnement pur et la sécurité la plus totale. Et les habitants ont eu effectivement des emplois et des subventions. Tout, sauf la sécurité. Et le 11 mars, leur vie a basculé.
Pour eux, la centrale c’était "Toden-san" (en japonais, Tepco se dit "Tokyo Denryoku", abrégé en Toden, auquel est ajoutée la particule "san" qui désigne une personne en signe de considération). "Ils ont cru à Toden-san et à l’Etat. Leur aveuglement fut à l’origine de la catastrophe", écrit dans le quotidien Asahi Hiroshi Kainuma, sociologue de l’université de Tokyo, qui a étudié le comportement des habitants de Fukushima avant la catastrophe. Aujourd’hui, on leur dit que leurs poissons et leurs produits agricoles sont contaminés, et qu’il faut évacuer leurs maisons... Toden-san les dédommagera (jusqu’à un certain point), mais ne leur rendra pas leur vie.
Tepco fournit Tokyo en électricité. Alors pourquoi avoir construit la centrale à Fukushima (à 280 km de Tokyo) et non à proximité de la capitale ? demandent les "sinistrés du nucléaire". Bon sens populaire - à courte vue, peut-être, au regard des grandes visions des technocrates pas toujours bien respectueux, semble-t-il, du risque qu’ils faisaient courir aux populations riveraines de leurs réalisations...
Philippe Pons