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Article Libération : "Quand les vaches pètent un câble"
vendredi 16 janvier 2009, par
Article Libération "Grand Angle" du vendredi 19 décembre 2008
Quand les vaches pètent un cable
Animaux malades, hommes fatigués… Une ligne à haute tension a plongé une ferme corrézienne en plein chaos. Pour la première fois, un tribunal a reconnu la responsabilité d’une filiale d’EDF.
Article Libération "Grand Angle" du vendredi 19 décembre 2008
Quand les vaches pètent un cable
Animaux malades, hommes fatigués… Une ligne à haute tension a plongé une ferme corrézienne en plein chaos. Pour la première fois, un tribunal a reconnu la responsabilité d’une filiale d’EDF.
C’est une ferme au milieu d’un champ que des pylônes traversent. Deux gros pylônes à très haute tension, une malédiction pour les agriculteurs. L’histoire se déroule en Corrèze, au village de La Tronche. C’est là que vivent les Marcouyoux. Un joli coin alternant les gorges et les plateaux, à 550 mètres d’altitude, où la neige tombe dès décembre. Les lignes ont été construites pendant la Seconde Guerre, avec le barrage. A l’époque, des villages ont été noyés, des familles déplacées. Chez les Marcouyoux, quand tombent les flocons, on en- tend distinctement le grésillement des lignes. Depuis 2000, ça grésille deux fois plus : de 225000 volts, les lignes sont passées à 400000. Et en dessous, les bêtes ont trinqué.
A tel point qu’en 2004, les paysans corréziens ont fermé la porcherie. « J’avais trop mal au ventre », dit Maryse qui détaille les œdèmes de ses truies, les mises à bas très longues, les hémorragies, les porcelets souvent mort-nés. « Et quand ils sortaient, au lieu d’aller à la mamelle téter,
ils tournaient en rond », ajoute-t-elle. Les petits attaquaient leur mère, et inversement. « C’était un carnage. » Les vaches, c’est juste un peu moins grave. Elles ont du mal à se reproduire, sont dures à traire. Certaines sont atteintes de mammites, une infection de la mamelle. Il faut jeter le lait. Maryse dit d’elles : « On plaint les bêtes. Ce sont de pauvres alheureuses. » Les Marcouyoux n’ont plus de chiens. « Ils sont tous partis avec des tumeurs. »Les lapins ? « Ils ne se reproduisent plus. » Il n’y a que les poules pour qui ça va.
Courants vagabonds
« Révoltés », les paysans corréziens ont décidé de se battre contre la compagnie d’électricité. Le 28 octobre, le tribunal de grande instance de Brive-la-Gaillarde a reconnu la responsabilité du Réseau de transport d’électricité (RTE), filiale d’EDF, dans l’état déplorable de leur bétail. Le dédommagement a été fixé à 396000 euros. Une somme qui comprend le prix du bâtiment qu’ils ont fait construire tout au bout de leur exploitation –le plus loin possible des pylônes–, la perte de revenus, année après année, ainsi que les frais vétérinaires et le rachat de vaches. Ce jugement est une première. Il pourrait inciter d’autres agriculteurs à faire de même.
Ils sont trois à se tenir les coudes. Michel, Maryse et leur fils, Serge. Pour une « pollution » à trois têtes. Champs électriques, magnétiques et courants « vagabonds » (ceux qui passent dans le sol). Depuis que les pylônes ont doublé le trafic des volts, Michel se promène avec son gaussmètre, un appareil qui mesure l’intensité du champ magnétique. Les chiffres, il les note sur de petits cahiers.
Chez les Marcouyoux, les bêtes passent avant tout. Pourtant, les pylônes se dressent à une trentaine de mètres de l’endroit où dort et mange la famille. « Leur principal souci, dit leur avocat Philippe Caetano, c’est l’exploitation. Eux passent après. Ils sont durs au mal. » Serge le résume autrement : « Ce que vous voyez, c’est le travail de quatre générations. » Ce qui compte, c’est l’outil de travail. Même s’ils admettent : « Quand on voit
les animaux et l’état dans lequel ils sont, on se dit qu’il y a des soucis à se faire pour notre santé ». Il faut les pousser pour apprendre qu’ils entendent mal. La mère traîne un eczéma depuis des années. Son fils, Serge, a des problèmes pour respirer. Lorsque ça va trop mal, il dort dans la caravane, plus loin des pylônes. Ils ne se plaignent pas, mais ont la tête de gens las, qui ne dorment pas bien. « Il y a des jours où on est découragés », consentent-ils. Et aussi : « Tout y est passé, on est secs. » Ils passent leurs soirées à monter des dossiers. « Quand j’ai commencé à me battre, ajoute Michel, j’ai dit : “Je mangerai peut-être des patates à l’eau, mais vous m’aurez toujours sur le dos”. »
La seule chose qui leur met du baume au cœur, c’est le nouveau troupeau qu’ils ont là-haut, à un kilomètre des pylônes, dans un bâtiment neuf. Ces génisses-là sont en pleine forme. A la différence des bêtes restées près de la ligne haute tension. Vétérinaires, experts en tous genres, jusqu’à ceux qu’ils appellent les « grands pontes » de RTE, sont venus au chevet de la ferme. Des vétos ont dit tout, et son contraire. Que les vaches étaient « cardiaques », qu’elles avaient des « corps étrangers » (sic). Les Marcouyoux ont tout essayé. Même « un géobiologue, venu de Bretagne, qui a essayé de relier toutes les parties en ferraille de la salle de
traite pour évacuer le courant. Le soir, aucune vache ne voulait rentrer », raconte Michel.
Puis, le 28 octobre, est venue l’éclaircie, avec le jugement. Dans ses attendus, le tribunal rappelle que l’exploitation a longtemps fait partie de l’élite départementale. Il affirme que le « mauvais état sanitaire du troupeau » est établi par plusieurs sources vétérinaires et que RTE est « mal fondé » à nier la matérialité des faits. A l’appui, un vétérinaire a constaté l’absence de « cause infectieuse ou nutritionnelle » ou d’erreurs
manifestes des éleveurs pouvant expliquer les nombreuses maladies des truies (infections, gastrites, avortements…).
« Quand on voit l’état des animaux, on se dit qu’il y a des soucis à se faire pour notre santé. » Serge, le fils de la famille Marcouyoux
« Versant judiciaire »
Le jugement l’établit clairement : « Les difficultés proviendraient essentiellement de la présence d’une ligne à très haute tension, à proximité des bâtiments, qui exerce une influence négative sur la reproduction des animaux et la qualité de la production laitière.
Aucune cause pathogène n’a été mise en évidence comme pouvant influer sur la production des troupeaux ovins et porcins ». Le tribunal cite même le directeur du service études et réseaux de RTE qui, dans une interview, évoquait, tout en les minimisant, les risques de « leucémie infantile à proximité des lignes à haute tension ». Et donne la parole à la secrétaire d’Etat à l’Ecologie, Nathalie Kosciusko-Morizet, qui juge « indéniables » les problèmes dus aux rayonnements électromagnétiques des lignes à haute tension et regrette qu’il n’y ait « malheureusement pas encore d’interdiction générale de construire à proximité de celles-ci ».
RTE ne désarme pas, fait appel. La société envoie François Gallouin, professeur émérite à l’Ecole nationale supérieure d’agronomie de Grignon (Côte-d’Or). Celui-ci dirige le Groupe permanent sur la sécurité électrique, une instance créée pour « résoudre les problèmes que connaissent les agriculteurs avec les lignes haute tension, sans passer par le versant judiciaire ». Pour lui, toutes les investigations n’ont pas été réalisées à la ferme et les Marcouyoux ont fait de l’obstruction. « Ils ne voulaient pas voir de vétérinaires, de peur qu’on dise qu’ils étaient de mauvais éleveurs », soutient-il. Cette absence de « diagnostic complet » est la pierre angulaire de la défense de RTE. La filiale d’EDF se garde toutefois d’avouer certaines pratiques douteuses. Comme baisser le courant lorsque les experts passent. Une pratique confirmée, au moins une fois, dans un procès similaire : la cour administrative d’appel de Lyon a demandé à la compagnie de rembourser une expertise pour cette raison.
Dans le pays, Les Marcouyoux ne bénéficient pas d’un soutien sans faille. Ils ont parlé dans un univers qui n’aime pas faire de bruit. Leur dédommagement –dont ils n’ont pas encore touché un sou– fait des jaloux. « Les gens pensent qu’on a gagné à la loterie », dit Serge. « Les Marcouyoux ? Ils se sont toujours plaints », assène un voisin.
« Cela ne nous plaît pas bien d’étaler notre vie sur la place publique », soupire, pudique, Michel. « Ce sont des gens bien », tempère une ex-conseillère municipale. « Ça leur a miné le moral. Mais ça va mieux depuis qu’ils ont gagné. » Mais si les Marcouyoux ont eu gain de cause, d’autres ont lâché prise. L’association Animaux sous tension, qui recensait une dizaine d’exploitations menacées par les pylônes, est désormais en sommeil.
Anne Georgeault, qui en faisait partie, avoue avoir « baissé les bras » ; dans son exploitation de porcs, près de Rennes, elle a renoncé à la reproduction et ne fait plus que de l’engraissement. Même topo pour Serge Provot. Installé dans la Manche, il avait 70 hectares et autant de vaches à lait.
Quatre mois après la mise sous tension des lignes, il a eu des problèmes : mauvaise qualité du lait, infécondité. Il est aujourd’hui à la retraite. Cette histoire lui a « coûté » sa vie de famille. Il a divorcé. Ce qu’il regrette par-dessus tout, c’est que son nom a disparu du métier agricole. « Je porterai ça toute ma vie », dit-il.
Par Didier ARNAUD
Photos Jean-Michel SICOT
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